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le blog éclectique de mimi
17 novembre 2010

Henry Gougaud-Histoire de Yunus Emré (2)

(...)
Cependant sa confiance en Taptuk peu à peu le quitta. Cet homme, décidément, l’avait trompé. Il n’avait jamais eu l’intention de lui apprendre ce qu’il avait pourtant promis. « Je perds ma vie à espérer », se dit-il. Cinq ans encore, il balaya la cour en fredonnant, sans que nul ne l’écoute. Un soir, fatigué de cette existence de pauvre hère et convaincu que personne ne s’apercevrait de son absence, il décida de quitter ce lieu où il n’avait trouvé, après quinze années d’humble patience, qu’amertume et mélancolie. Il s’en fut donc dans la nuit, droit devant lui. Il marcha jusqu’à l’aube, ivre de liberté sans espoir. Il eut faim et soif, mais il n’y avait nulle source où s’abreuver, nul abri où refaire ses forces dans cet infini désert d’herbes jaunies, de cailloux et de vent. « Je vais mourir, se dit-il. Qu’importe ! Mieux vaut mourir en marchant qu’en balayant la cour d’un fou. » Il marcha donc trois journées entières.

Au soir du troisième jour, comme il allait se coucher sur un roc pour offrir son corps exténué aux vautours, il aperçut, au loin, un campement. Il s’étonna. Aucun voyageur ne se risquait jamais dans ces contrées. Qui pouvaient être ces gens ? Il s’approcha. Il vit des hommes assis au seuil d’une tente aux voilures amples. Ils festoyaient en riant et parlant fort. Dès qu’ils l’aperçurent, ils lui firent signe et, à grands cris joyeux, l’invitèrent à partager leurs provisions. Des fruits luisants, des galettes dorées, des rôtis odorants, des boissons de toutes couleurs dans des flacons de verre étaient à profusion étalés devant eux, sur un tapis de laine. Yunus prit place en leur compagnie, but, mangea, osa enfin demander à ces gens par quel miracle, dans ce méchant désert, ils se trouvaient ainsi pourvus en nourritures si délicates qu’il n’en avait jamais goûté de pareilles.

« — Une voix nous a conduits ici », lui dirent-ils. « Assurément c’est le meilleur endroit du monde. Le vent tous les jours nous apporte du lointain les chants d’un derviche inconnu. Il nous suffit de les écouter, de les chanter nous-mêmes. Aussitôt apparaissent devant nous tous ces mets succulents que vous voyez là. Nous serions fous d’aller vivre ailleurs. »

Yunus s’extasia, avoua qu’il ne comprenait rien à pareille magie et osa enfin demander à ses compagnons si, par extrême bonté, ils pourraient lui apprendre ces chants nourriciers, afin qu’il ne meure pas de faim dans cette steppe où il devait aller seul.

« — Volontiers », répondirent les hommes. Et ils se mirent à chanter. Alors Yunus, bouleversé, les yeux ronds et la bouche ouverte, entendit les chants qu’il avait lui-même fredonnés, cinq ans durant, en balayant la cour du monastère. Il reconnut les paroles sorties de ses lèvres dans le seul désir de tromper la solitude, les musiques montées de son cœur dans le seul espoir d’alléger sa mélancolie. Elles étaient son œuvre. Sur l’instant il comprit pour quel travail il était en ce monde, il goûta la pure vérité de son âme et il souffrit la pire honte, songeant à Taptuk qui l’avait instruit, sans qu’il n’en devine rien, comme un fils infiniment aimé.
(...) la suite demain

Henry Gougaud

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