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le blog éclectique de mimi
16 novembre 2010

Henry Gougaud-Histoire de Yunus Emré (1)

Yunus Emré inventa autrefois des chants plus durables que le souvenir même de sa vie. Il fut aussi un infatigable chercheur de vérité.

Quand pour la première fois lui vint au cœur cette avidité de savoir qui le jeta sur les chemins du monde, il avait peut-être vingt ans, peut-être moins. Il s’en fut, espérant que le désir qui l’assoiffait le conduirait au-devant d’un maître capable de l’illuminer. Ce maître, il lui fut donné de le rencontrer, après dix années d’errance misérable, dans le grand vent d’une colline, en pleine steppe anatolienne. Il s’appelait Taptuk et il était aveugle.

Taptuk avait lui aussi longtemps cheminé, mais il avait suivi d’autres routes que celles de Yunus. Dès son adolescence, il s’était rasé le crâne et les sourcils, s’était coiffé d’un bonnet de feutre rouge et s’en était allé combattre les envahisseurs mongols. Il avait traversé autant de charniers que d’éphémères victoires, chevauché le sabre aux dents à la poursuite d’hommes aussi fous que lui, croupi le lendemain dans des lambeaux sanglants. Il avait haï, pillé, tué, cent fois perdu et cherché son âme dans la rage des combats, jusqu’à ce que le silence tombe enfin sur sa tête. Un soir de défaite, il avait été laissé pour mort sur un champ de bataille. Il s’était traîné au bord d’un ruisseau. Là, une femme, la première de son existence, hors quelques putains de tavernes, s’était enfin penchée sur lui. Elle l’avait recueilli, soigné, guéri, mais elle n’avait pu lui rendre la vue qu’un tranchant de lame lui avait prise. Alors elle lui avait donné sa vie, sa main pour le conduire, et de ce jour, guidé par son épouse, Taptuk n’avait plus songé qu’à se frayer en lui-même un chemin jusqu’à la source silencieuse d’où s’élève la lumière qui rend toutes choses simples.

Un soir, dans ce désert de hautes herbes où ne se risquait jamais personne, sauf de rares bergers égarés et quelques lambeaux d’armées en déroute, il avait atteint cette source. Il avait donc décidé de ne pas aller plus loin et avait construit là sa maison. D’autres chercheurs l’avaient rejoint, de loin en loin, poussés par on ne sait quel vent de l’âme. Ils avaient reconnu en cet homme imposant et avare de paroles le maître qu’ils espéraient. Ils avaient donc bâti leur cabane près de la sienne, puis dressé une palissade autour de ces humbles masures.

Quand Yunus Emré parvint en ce lieu, le monastère de Taptuk l’aveugle n’était rien d’autre que cela : quelques bâtisses basses ceintes d’un mur de pierres sèches dans la steppe infinie. Taptuk, dès qu’il eut palpé le visage et les épaules de ce vagabond affamé de savoir, lui promit la Vérité.

« – Elle te viendra peu à peu », lui dit-il. « Pour l’instant, je n’ai rien à t’apprendre. Ton travail sera donc de balayer sept fois par jour la cour du monastère. »

Yunus obéit de bon cœur. A l’instant même où il s’était trouvé devant ce grand vieillard au crâne ras, une confiance inébranlable lui était venue. Il était sûr qu’elle ne l’abandonnerait plus. Sept fois par jour il balaya donc la cour avec entrain, saluant joyeusement le maître et ses disciples quand ils se rendaient ensemble à la maison de l’épouse où Taptuk l’aveugle tous les matins enseignait. Il s’étonna bientôt que nul ne réponde à ses salutations. « – Passe encore que les apprentis m’ignorent, se dit-il, mais celui qui m’a si bonnement accueilli chez lui, pourquoi ne m’adresse-t-il jamais la parole ? » Une année passa ainsi, puis deux et trois années, sans que nul ne lui parle. Alors le cœur de Yunus s’alourdit. « Sans doute ce silence signifie-t-il quelque chose, se dit-il. Assurément mon maître veut apprendre quelque chose à mon âme, car c’est à l’âme que s’adresse la parole sans voix. » Il réfléchit dans sa solitude besogneuse, chassant sept fois par jour la poussière que le vent sans cesse ramenait dans la cour du monastère.

Enfin, un matin de printemps, comme il sortait de sa cabane, son balai sur l’épaule, une lumière lui vint. « J’ai trouvé : Taptuk veut m’apprendre la patience », se dit-il. Il jubila dans son cœur, content de sa découverte, et se remit à balayer la cour avec une ardeur nouvelle.

Cinq années étaient passées. Deux autres s’écoulèrent encore, puis trois, puis cinq nouvelles, sans que change son sort. Alors Yunus désespéra. « Qu’ai-je fait pour mériter une aussi longue indifférence ? se dit-il. Peut-être mon maître m’a- t-il oublié. Ou peut-être ne suis-je pour lui qu’un idiot recueilli par pitié, tout juste bon à chasser la poussière. » Il s’efforça pourtant de réfléchir sans passion. Une nuit de tempête lui vint à l’esprit que Taptuk voulait peut-être lui apprendre l’humilité. Dans l’obscurité tourmentée où il était couché, il sourit. « C’est cela. Il veut m’apprendre l’humilité », se dit-il. Le lendemain matin, quand il se mit à l’ouvrage, ses gestes étaient plus mesurés, et parce que son cœur était en paix il se mit, tout en balayant la cour, à fredonner. Peu de chose : des paroles qui lui venaient, des chants qui lui montaient aux lèvres et qu’il laissait aller au vent, pour la seule satisfaction d’entendre une voix humaine.
(...) la suite demain

Henry Gougaud

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Commentaires
M
Alors à demain, Luc!
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L
vivement demain!
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