Henry Gougaud-Histoire de Yunus Emré (3)
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Alors il embrassa les hommes qui l’avaient accueilli et revint au monastère en courant et pleurant. « Taptuk me pardonnera-t-il d’avoir douté de lui ? » se disait-il, buvant le vent. « Me pardonnera-t-il jamais ? » Il parvint à la nuit tombée à la porte vermoulue qui fermait la palissade. Il cogna du poing, appelant et demandant pitié. Le visage de l’épouse de Taptuk apparut au-dessus du mur.
« — Te voilà revenu, Yunus», dit-elle doucement. « Pauvre enfant, je ne sais si Taptuk t’acceptera à nouveau parmi nous. Ton départ l’a désespéré.» « Quel malheur, m’a-t-il dit, mon fils le plus cher m’a quitté. Que vaut ma vie désormais ? » « Je vais t’ouvrir. Tu te coucheras dans la poussière de la cour. Demain, quand ton maître fera sa promenade du matin, il butera du pied contre ton corps. S’il dit : « Qui est cet homme ? », alors tu devras partir pour toujours. S’il dit : « Est-ce là notre bon Yunus ? », alors tu sauras que tu peux à nouveau vivre en sa présence. Entre, mon fils. »
Yunus se coucha dans la poussière de la cour. Au jour revenu, il vit s’approcher Taptuk l’aveugle au bras de son épouse. Il ferma les yeux, sentit un pied contre son flanc, entendit :
« — Est-ce là notre bon Yunus ? »
Il se leva, ébloui de lumière et de bonheur, courut à son balai et se remit à balayer la cour.
Ainsi fit-il jusqu’à sa mort, sans faillir un seul jour. Quand il fut devenu semblable à la poussière mille fois envolée, ses chants s’élevèrent, envahirent les lieux où vivaient les hommes et les nourrirent avec tant de persévérante bonté qu’aujourd’hui encore neuf villages, en Anatolie, revendiquent le privilège d’avoir sur leur territoire la vraie tombe de Yunus Emré, l’homme que Taptuk l’aveugle illumina.
Henri Gougaud.
L’Arbre aux Trésors
Paris, Éditions du Seuil, 1987