le mot de Victor Hugo
Le mot
Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites,
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes,
Tout: la haine et le deuil. Et ne m'objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.
Écoutez bien ceci: tête-à-tête en pantoufle
Porte close, chez vous, sans un témoin qui souffle
Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
De vos amis de coeur, ou si vous l'aimez mieux
Vous murmurez tout seul croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce mot désagréable que vous croyez qu'on n'a pas entendu.
Que vous disiez tout bas, dans un lieu sourd et sombre,
Tenez: il est dehors, il connaît son chemin,
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle,
Au besoin, il prendrait des ailes comme l'aigle.
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera;
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Il va tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé;
Il sait le numéro, l'étage, il a la clé,
Il monte l'escalier; ouvre la porte, passe
Entre, arrive et railleur; regardant l'homme en face
Dit: Me voilà! Je sors de la bouche d'un tel!
Et c'est fait: vous avez un ennemi mortel.
Victor Hugo